Discours
Jean-Claude Juncker à l'occasion de l'ouverture solennelle de l'année académique 2006/2007 du Collège d'Europe à Bruges: "Le besoin d'Europe"
30-10-2006

Herr Voorsitzender, Herr Burgermeester, Monsieur le Recteur, Excellences, Mesdames, Messieurs,

Il est usage de dire, lorsqu’on s’adresse à une salle, combien on est heureux d’être là. En règle générale ce n’est pas vrai! Mais, cette fois-ci, c’est vrai. Je suis heureux d’être à Bruges, une ville que j’aime retrouver.. C’est une ville qui m’est chère, dont j’aime les places ensoleillées, l’ombre des rues et des ruelles, une ville en fait qui a un "ambiente" du sud et qui apporte l’atmosphère du sud au nord de la Belgique et qui en le faisant, transite bien sûr par le Grand-Duché, sans y perdre l’essentiel.

Je suis heureux d’être invité par le Collège d’Europe, dont la réputation n’est plus à faire et dont je voudrais dire en tant que Premier ministre de mon pays, combien que je lui suis reconnaissant d’avoir su former au cours des décennies écoulées, un grand nombre de Luxembourgeois, dont beaucoup sont devenus des grands serviteurs de l’Etat.

Pour cette cérémonie d’ouverture, vous avez su aligner au cours des temps un cortège prestigieux de grandes figures européennes, dont beaucoup ont fait impression ici à Bruges en prononçant des discours vraiment historiques. Comme je ne peux pas prétendre à leur rang, je ne voudrais pas faire dans la même veine historique. Je voudrais vous proposer une causerie sur quelques évidences européennes, donc sur des aspects de la construction européenne dont on ne parle pas ou dont on ne parle pas assez. En le faisant, en me promenant à travers ces évidences, j’essayerai de vous montrer que le besoin d’Europe existe. Parce que je crois, en effet, que ce besoin d’Europe existe, qu’existe un besoin pour plus d’Europe et qu’il faut parler et savoir parler de ce besoin d’Europe.

Ma thèse sera que le besoin d’Europe, le souhait d’avoir plus d’Europe, existe aussi bien dans ce qu’on pourrait appeler la politique "interne européenne" que dans la "politique étrangère européenne". J’aime bien cette expression politique interne ou politique intérieure européenne, une expression qu’on n’emploie pas assez souvent, parce que nos politiques communes, celles que nous connaissons, la politique agricole commune, tous les éléments de politique qui gravitent autour de nos quatre libertés de base en font partie, tout comme l’euro, les éléments qui ont un trait direct avec la justice et les affaires intérieures et bien sûr le marché intérieur, et je dirais d’abord le marché intérieur.

La politique intérieure ou la politique interne européenne est d’abord constituée par le marché intérieur. Jacques Delors ne s’y trompait pas et ne se faisait pas d’illusion sur le marché intérieur et sur la signification que celui-ci pourrait avoir pour les peuples d’Europe, puisqu’il disait déjà en 1985, "on ne peut pas tomber amoureux d’un marché intérieur". Et comme personne n’est tombé amoureux de ce marché intérieur, on a commencé à ne plus en parler, parce qu’on on le considère comme acquis. On ne défend pas le marché intérieur, lorsqu’il est attaqué. Tous ceux qui se sentent mal à l’aise dans cette atmosphère dont on nous a fait cadeau, la globalisation, attaquent très souvent les règles du marché intérieur pour donner l’impression aux Européens qui les écoutent, que le marché intérieur serait une espèce de cheval de Troie de la globalisation en Europe.

On ne soigne pas le marché intérieur, lorsqu’il est en train de tomber malade. On regarde allègrement partir dans tous les sens les principes de base qui fondent le marché intérieur, comme par exemple le principe d’origine, dont je ne dirais pas que j’aurai voulu le maintenir en l’état dans la « directive services », mais cette façon de faire peu de cas du principe d’origine est le signe que le marché intérieur commence à devenir malade et comme on ne l’aime pas, on n’ose pas le parfaire là où il est imparfait. Résultat : le marché intérieur n’est pas réellement accepté par les peuples d’Europe, au contraire, le marché intérieur est subi par ceux-ci. Très souvent il est ressenti comme une menace.

Le marché intérieur n’est pas le cheval de Troie de la globalisation en Europe. Ces propos sont injustes, inexacts et par conséquent il faudra que nous commencions à réhabiliter le marché intérieur. Pour pouvoir le réhabiliter, il faut d’abord le réexpliquer, ensuite le parfaire, enfin le démystifier et finalement se donner une méthode d’organisation de son avenir.

J’ai dit qu’il faudra que nous réexpliquions le marché intérieur. Je crois qu’il faut dire et redire que le marché intérieur est l’instrument qui, en fait, libère les économies européennes, les sous-économies européennes et qui libère leur énergie, qui donne des jambes et des ailes aux économies européennes. Le marché intérieur permet à l’économie européenne d’acquérir sa véritable dimension, qui, en fait, est une dimension globale à vocation planétaire. Une dimension globale, que les économies européennes ne pourraient pas acquérir, si les marchés nationaux seraient restés ou resteraient fractionnés, cloisonnés et restreints.

Le marché intérieur est la clé de notre compétitivité. On ne le dit pas suffisamment, on ne le dit pas avec suffisamment de force, parce qu’on a l’impression que les hommes politiques et d’autres en Europe aimeraient cacher les règles de base des fonctionnements majeurs du marché intérieur. En fait, c’est la clé de la compétitivité européenne. C’est plus que la clé de la compétitivité européenne. Si nous n’arrivons pas à faire en sorte que la prospérité économique, que la croissance économique, le bien-être économique s’installeront durablement en Europe, faute d’avoir su mettre en place un véritable marché intérieur, les peuples d’Europe se détourneront de l’ensemble de notre construction. La désaffection des peuples d’Europe par rapport à la construction d’ensemble gagnera en importance, d’où la nécessité de parachever ce marché intérieur, de le parfaire.

Prenez l’exemple du secteur des services. Les services représentent en Europe 70% du produit intérieur brut de la richesse européenne. Il faut dire que nous sommes très timides et que nous avons été très timides et que nous risquons de rester très timides, lorsqu’il s’agira d’ouvrir davantage le marché des services.

Prenez les marchés financiers, dispersés, mal structurés, mal organisés. Il faudra que nous mettions davantage d’intégration dans les mécanismes qui commandent les marchés financiers en Europe. C’est une exigence essentielle pour que nous puissions, sur ce plan-là, prétendre au rang des autres économies de la triade économique.

Prenez le secteur de l’énergie, c’est le déferlement des égoïsmes nationaux. C’est la volonté absolue de ne pas essayer de donner une dimension européenne, c'est-à-dire continentale, au secteur de l’énergie qui est essentielle du point de vue de la réussite vers laquelle nous devons conduire son organisation, pour faire en sorte que demain la sécurité de l’approvisionnement sera garantie en Europe et pour qu’il y ait dans ce secteur essentiel, vital davantage de concurrence, qui, un jour, permettra de fournir en très grand nombre d’énormes avantages aux consommateurs et aux entreprises.

Ou prenez l’exemple de la politique sociale qui reste embryonnaire. Le marché intérieur a besoin d’une dimension sociale. Vous ne pouvez pas aligner l’un après l’autre, pour en faire un ensemble, des principes tels que la compétitivité, la concurrence, qu’elle soit libre ou organisée, sans faire référence à la politique sociale. Il faut que nous nous dépêchions pour mettre en place un socle de droits sociaux minimaux qui sera le même partout en Europe et qui protègera les droits des travailleurs, ces travailleurs, qui, très souvent, ont l’impression que la construction européenne se fait sans eux, se fait contre eux et se fait sans que ces éléments, finalement nobles, des sociétés européennes ne puissent avoir voix au chapitre.

Si on veut faire du marché intérieur une réussite, il faudra que nous le démystifiions. Très souvent, l’impression ambiante est que le marché s’impose par lui-même, qu’il y aurait une force obscure qui submergerait les esprits et les mécanismes. Ce n’est pas vrai. Toutes les règles relevant du marché intérieur sont décidées politiquement par le Conseil et par le Parlement en codécision. Ce ne sont pas des forces de l’ombre qui règleraient le marché intérieur. Ce sont des hommes politiques, élus, légitimés, qui par leurs décisions, qu’elles soient exécutives ou parlementaires, mais toujours législatives, imprègnent de leur volonté les règles fondamentales du marché intérieur, et donc il devrait être possible, puisque et les ministres et les parlementaires sont contrôlés par le suffrage universel, que nous arrivions à trouver les bonnes intersections entre les intérêts des travailleurs, des entreprises, des consommateurs et de l’environnement.

Pour en faire le succès qu’il mérite, il faudra que nous organisions cette perfection du marché intérieur, que nous organisions le parachèvement de ce marché intérieur. Il ne suffit pas de dire « il faut plus d’Europe », il faut plus de marché intérieur. Il faut savoir où, quand et comment. Par conséquent, je proposerais que la Commission revisite l’ensemble des politiques qui ont été décidées sous l’empire de la mise en place du marché intérieur, que la Commission Barroso fasse un peu ce que la Commission Delors à l’époque avait su faire avec élégance, et que sur base d’une analyse profonde de tous les éléments du marché intérieur nous essaierions, sous présidence allemande, d’en tirer les conclusions et de les mettre en cohérence avec les grands objectifs de l’agenda de Lisbonne.

Si donc le marché intérieur a besoin de plus d’Europe, il faudra que nous nous consacrions à cette tâche, parce que je crois que le marché intérieur dispose d’une valeur ajoutée européenne cachée, d’opportunités inexplorées que nous devons en toute hâte commencer à explorer. Le marché intérieur qui, disais-je, est essentiel pour encadrer la compétitivité de l’Europe, pour donner du ressort à la compétitivité européenne, est aussi une réponse, mais seulement partielle à la globalisation. La véritable réponse à la globalisation est constituée par le prolongement naturel, logique du marché intérieur qu’est la monnaie unique, l’euro.

Sans monnaie unique il n’y aura pas de véritable grand marché. L’euro, notre monnaie unique est un succès, mais un succès qui n’est pas ressenti comme tel par nos concitoyens. L’euro nous a protégés. En fait, il nous a protégés depuis que nous ayons décidé sa mise en place dans le cadre du traité de Maastricht. Depuis le 7 février 1992, nous sommes, ministres des Finances, autres enceintes du Conseil, en train de préparer la marche vers l’euro que nous avons introduit au 1er janvier 1999. La préparation à l’euro et l’arrivée de l’euro lui-même nous ont protégés.

Prenez les crises nombreuses qui depuis le milieu des années quatre-vingt dix n’ont cessé de déferler sur l’Europe et sur le monde. A cette époque, nous avions le système monétaire européen. Pensez-vous vraiment qu’un système monétaire européen aurait résisté aux chocs internes et très souvent externes que nous avons connus? La guerre d’Iraq, la première guerre en Europe, au Kosovo, depuis la deuxième guerre mondiale, le 11 septembre 2001, les crises financières sud-est-asiatiques, russes, latino-américaines, le double non des Néerlandais et des Français au traité constitutionnel, tous ces évènements avaient le potentiel de conduire à un énorme désordre monétaire. A l’intérieur du système monétaire européen, il y aurait eu des réalignements anarchiques, des réalignements peu réfléchis, des réalignements qui n’auraient pas reposé sur une bonne grille de lecture des données fondamentales de nos économies. Donc l’euro nous a protégés. Il continue à nous protéger.

Regardez les nombreux théâtres géopolitiques qui dégagent des tendances dangereuses qui risqueraient de nous atteindre si nous n’avions pas cet euro qui nous protège. Mais cet euro, qui est un succès et un succès dont personne, y compris nous-mêmes, ne nous pensait capable, peut mieux faire. Il peut mieux faire en interne surtout. Nous avons réformé en mars 2005 le Pacte de croissance et de stabilité. La Banque centrale à l’époque avait pensé devoir dire que cette réforme produirait des effets extrêmement pernicieux. Le contraire est vrai. Nous sommes en train de consolider nos finances publiques dans tous les pays de la zone euro, avec plus ou moins de succès. Mais les déficits budgétaires sont en train d’être corrigés vers le bas.

La surveillance budgétaire reste essentielle. Il faudra que nous bétonnions ce consensus qui commence à se dégager des travaux de l’Eurogroupe et qui veut que, lorsque l’économie va bien, lorsque des excédents de recettes constituent les à côtés agréables du redressement économique, que les excédents fiscaux dus à la reprise économique doivent être affectés à la réduction de la dette et à la réduction du déficit. Il est essentiel que tous les pays et que tous les citoyens comprennent que l’objectif fixé par le Traité n’est pas d’avoir un déficit de 3%. C’est un plafond, un maximum qu’il ne faut pas dépasser, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Le véritable objectif est d’avoir des finances publiques en équilibre ou en quasi équilibre et c’est essentiel que, surtout les jeunes, insistent sur la nécessité qu’il y a d’assigner à nos finances publiques une situation en équilibre ou en quasi équilibre puisque les conséquences évidentes du vieillissement démographique de nos populations nous demandent urgemment de faire en sorte qu’aujourd’hui soient mis à la disposition du financement de nos systèmes de sécurité sociale les moyens que demain ces systèmes ne pourront pas générer de par leur propre force.

L’euro peut mieux faire, c'est-à-dire que nous devons en Europe discuter des éléments qui relèvent du macro-structurel dans une perspective vraiment horizontalement européenne et non plus dans un cadre exclusivement national. Nous devons faire à notre goût, au rythme qui convient à chaque pays, partout les mêmes réformes structurelles. La réalité macro-structurelle à cessé d’être nationale, puisque l’économie nationale au sens premier du terme, n’existe plus sur l’ensemble de la zone euro et par conséquent il faudra que nous approfondissions à l’Eurogroupe et ailleurs nos discussions macro-structurelles, ce qui est une façon d’appeler à une meilleure coordination des politiques économiques qui reste faible en dépit des progrès qui ont pu être réalisés. Elle reste faible parce que le traité de Maastricht et ses successeurs avaient trop omis de donner le même tonus au pôle économique de l’union économique et monétaire qu’au pôle monétaire et par conséquent il faudra de la volonté politique pour élever les politiques économiques au même rang et leur accorder la même influence qui revient aux politiques strictement monétaires, ce qui m’amène à dire que bien sûr il faudra en interne, pour parfaire le fonctionnement interne de la zone euro, que nous approfondissions là encore notre dialogue avec la Banque centrale européenne qui est satisfaisant, mais qui pourrait produire de meilleurs résultats. Je n’insiste pas trop sur ce point, parce que cela donne toujours des sueurs froides à Francfort et par conséquent je m’en tiens là et je répète tout ce que j’ai dit jusqu’à présent.

Il faudra qu’ensuite et en interne nous réfléchissions à une meilleure représentation externe de la zone euro. Pourquoi est-ce que la représentation externe et sa future configuration est un élément qui relève de la politique interne de la zone euro ? Parce que hors zone euro, tout le monde s’attend à ce que nous soyons mieux représentés. C’est la première fois de ma vie que je vois une équipe soumise à des pressions et demandes urgentes des autres pour qu’elle s’organise mieux, pour qu’elle ait un chef, pour qu’elle ait un porte-parole, pour qu’elle se mette sur une chaise au lieu de revendiquer des salles entières et où ceux qui pourraient contribuer à nous organiser de façon plus efficace et plus cohérente disent, "non, nous sommes une zone, mais nous sommes plusieurs". Il y a cette mentalité du siège qui veut, que tous les Etats membres, membres de la zone euro tiennent beaucoup à ce qu’ils restent en place comme leader de leur constituante respective au Fonds Monétaire International. Nous ne répondons pas correctement à cette demande qui nous vient de l’extérieur alors que personne ne conteste que nous sommes devenus après quelques années, avec cette jeune monnaie unique, un des grands acteurs de l’économie mondiale et du système monétaire international.

Si je dis que le marché intérieur est nécessaire, si je dis que l’euro est le prolongement naturel, logique du marché intérieur, je dis que toutes les politiques qui concernent la justice et les affaires intérieures constituent un complément essentiel du marché intérieur.

C’est un élément assez récent de la construction européenne, mais en dépit de sa relative jeunesse les affaires relevant de la justice et des affaires intérieures ont accusé un progrès notable sur ces dernières années.

Le Conseil européen de Tampere en octobre 1999 s’est révélé être un véritable catalyseur pour stimuler l’espace de liberté et de sécurité et de justice. Liberté, sécurité et justice : je décris les droits les plus élémentaires des Européens. Les Européens ont droit à la liberté, à la sécurité et à la justice.

L’Europe des citoyens dont on parle beaucoup, elle est-là. Elle est dans le domaine de la liberté, de la justice et de la sécurité. Par conséquent, il faudra que nous maintenions en marche l’atmosphère qui fut celle de Tampere.

Or je constate depuis un certain nombre d’années, comme un affaissement de l’ambition judiciaire de l‘Europe, un essoufflement des efforts qui devraient y être consacrés. Je le constate surtout en matière pénale, où les compromis deviennent de plus en plus difficiles, dû notamment, mais pas exclusivement, au maintien en place du principe de l’unanimité.

Résulte de cette difficulté de forger des compromis une série d’anomalies qu’il est dangereux de multiplier : des dispositions alternatives parmi lesquelles les Etats membres de l’Union européenne peuvent choisir, des dispositions facultatives qu’on respecte ou qu’on ne respecte pas, des « opt-out », le malheur en fait de tous les compromis européens qu’un certain nombre d’Etats membres soient autorisés à ne pas participer à une grande ambition de l’Europe.

C’est une géométrie, à mes yeux et à mon goût trop variable, qui conduira à des difficultés d’application prétoriennes et nous arriverons bientôt au stade où la politique judiciaire européenne ne se distinguera que très peu de l’entraide judiciaire classique qu’il existe entre les Etats. Or, entre les 27 membres de l’Union européenne il doit y avoir une autre intensité de coopération judiciaire comme entre le Lichtenstein et le Mexique. Je m’excuse, l’Union européenne a tout de même vocation à voir entre les différents Etats membres de son territoire des liens autrement plus fermes que d’autres ensembles en Europe ou ailleurs.

En matière judiciaire, en fait, nous avançons à pas comptés et à coups de mesures sans connaître l’objectif global et final que nous devons assigner à l’Europe judiciaire. Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble sur l’objectif final, contrairement à des politiques mises en place par analogie qui concernent l’immigration, le domaine des visas ou le domaine de l’asile. Je crois qu’il est urgent que nous commencions à réfléchir à une vision d’ensemble, à un objectif final de l’Europe judiciaire pour 2020.

Je crois, en effet, qu’il serait opportun de mettre en place un groupe de sages pour réfléchir à cet objectif final. Je proposerais de faire présider ce groupe des sages par l’ancien garde des sceaux et président du Conseil constitutionnel français, Monsieur Robert Badinter, qui a consacré beaucoup de sa réflexion à cet ensemble de problèmes. Tous les Etats membres devront, lorsque le concept sera établi, y adhérer, non pas tous en même temps mais chacun à son rythme, mais jamais à son goût.

Pour ce faire il faut un certain nombre de préalables. Il faudra d’abord que nous fassions de la reconnaissance mutuelle le principe directeur pour nos initiatives futures et pour pouvoir ce faire, il est évident que nous avons un énorme besoin de standards communs en Europe, exprimés d’une façon minimale, ce qui ne veut pas dire minimaliste.

Il faudra ensuite que nous ayons tous, et dans tous nos pays, une meilleure connaissance des cultures, des pratiques judiciaires, y compris des procédures judiciaires. Nous sommes installés dans une ignorance à peu près complète des procédures notamment pénales et d’instruction criminelle des différents Etats membres de l’Union européenne. Je suggère de mettre en place une école européenne de la magistrature, une idée déjà suggérée par Robert Badinter, pour que nous enrichissions nos connaissances sur nos voisins directs en Europe, connaissances qui sont essentielles au bon fonctionnement d’une Europe judiciaire.

Finalement, il faudra que nous commencions à explorer la coopération judiciaire civile. Le nombre des litiges transfrontaliers ne cesse d’augmenter, les conflits des lois sont nombreux en matière de divorce, de mariage, de droits successoraux et autres. Il faudra que nous n’ayons pas peur de toucher, tout en préservant la seule souveraineté nationale du droit de la famille, des aspects essentiels du transfrontalier civil, si je peux me permettre de m’exprimer de cette façon.

Je dis donc qu’il nous faut une vision sur le long terme. J’ai mentionné l’année 2020. Il faut que nous accordions suffisamment d’attention à un certain nombre de préalables, mais il faut aussi saisir les chances et les opportunités qui existent. Nous avons dans le traité de Nice, qui n’est pas beau, la passerelle de l’article 42 qui nous permettrait de décider sur un certain nombre des matières que je viens de mentionner avec majorité qualifiée, en codécision avec le Parlement européen et sous le contrôle du juge, soit européen, soit national. Je crois qu’il y a là une véritable chance. Nous ne devons pas avoir peur de franchir cette passerelle qui, lorsque nous l’aurons franchie, révèlera avoir été une réponse seulement partielle au problème de l’Europe judiciaire et de l’ensemble des questions qui gravitent autour de la notion de justice et d’affaires intérieures.

Je crois qu’il faut néanmoins saisir cette chance, qu’il faut la saisir maintenant, qu’il ne faut pas abandonner l’ambition de mettre fin à ce système de piliers qui caractérise le domaine justice et affaires intérieures et je crois qu’il faudra que nous généralisions, en l’étendant au domaine justice et affaires intérieures, la méthode communautaire. Saisir la chance de l’article 42 immédiatement et parfaire cette opportunité, cette chance saisie, en lui adjoignant la suppression des piliers et la généralisation de la méthode communautaire.

S’il y a un besoin d’Europe, un besoin de plus d’Europe en matière de politique interne, marché intérieur, Euro, JAI, il est évident qu’il y a un besoin d’Europe en matière de politique extérieure.

On a moins de difficultés d’ailleurs d’expliquer ce besoin d’Europe en matière de politique extérieure, puisque tout le monde constate qu’il y a une demande pressante pour plus d’Europe à travers la planète et dans notre proximité immédiate.

Regardez les Balkans occidentaux, mais aussi le Moyen-Orient, où nous avons agi avec force et avec succès notamment au Liban. Regardez l’Afrique, ce malheureux continent qui n’a pas d’autre allié que l’Europe. Regardez l’Asie. Partout on nous demande d’être plus présent, on nous demande d’exercer une plus grande influence, on nous demande de prendre en charge les responsabilités qui d’après ceux qui nous les demandent, seraient les nôtres et qui en fait sont les nôtres.

C’est particulièrement visible dans le domaine de la coopération au développement où nous sommes ridiculement faibles. Nous avons, nous qui en Europe supportons 55% de l’ensemble de l’aide au développement globalement distribuée, nous ne sommes arrivés qu’à un niveau largement inférieur à 0,7% de notre PIB.

Sous Présidence luxembourgeoise nous avons décidé de porter à 0,56% de notre richesse nationale notre effort de coopération jusqu’en 2010 et de le corriger vers le haut, à 0,7%, en 2015. Chaque jour meurent 25000 enfants de faim. Est-ce que l’Europe a fait tout ce qu’elle aurait dû faire? Est-ce que l’Europe a fait tout son travail, tant qu’il y a 25000 enfants qui meurent jour après jour de faim, de pauvreté et de misère ?

Non, le projet européen n’est pas seulement un projet pour l’Europe, c’est aussi un projet que nous devons exporter, si j’ose dire, pour faire profiter ceux qui sont dans le malheur, pour les faire profiter des avantages que nous avons su accumuler en Europe.

Il est tout de même scandaleux de voir qu’il y a seulement 5 pays qui aujourd’hui consacrent plus que 0,7% de leur richesse nationale à la coopération. Tous des petits pays : la Norvège et puis le Danemark, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suède, ceux que j’appelle les G 0,7. Si tous les G7 étaient aussi des G 0,7 il ne faudrait pas attendre l’an 2015 pour alléger le malheur de ceux qui sont dans la souffrance.

Le grand projet de l’Europe pour la première moitié de ce siècle doit être l’éradication de la pauvreté sur la planète, sinon l’Europe n’a pas fait ce qu’elle aurait dû faire. Il y a donc un besoin énorme d’Europe en matière de politique extérieure, de sécurité et de coopération au développement.

Cette demande de plus d’Europe est aussi très réelle, lorsque nous examinons notre voisinage immédiat et dont je devrais parler ici, mais le temps m’est trop court, de l‘élargissement qu’il faudra que nous continuions, parce qu’il faudra que nous réussissions ce mariage, ces retrouvailles entre la géographie et l’histoire européenne. Mais nous devrons le faire d’une façon un peu différente de celle avec laquelle nous avons essayé de façonner notre continent jusqu’à présent. Il faudra que nous réfléchissions à des "membership" différenciés suivant les différents nouveaux Etats membres qui viendront nous rejoindre, concept de "membership" à intensité variable, qui pourrait être aussi au goût de certains des Etats membres actuels, qui ne se sentent pas très à l’aise dans cette salle faite d’ambitions et d’avenir et qui pourront choisir, si elle était en place, de prendre place dans cette autre orbite.

A ce besoin d’Europe, quelle est la réponse que nous avons essayée de formuler ? Nous avons essayé de formuler la bonne réponse, une réponse permettant ce plus d’Europe, répondant à ce besoin d’Europe, au cours des travaux de la Convention, autour des travaux de la Conférence intergouvernementale et au niveau des dispositions finalement retenues par le traité constitutionnel. Ce traité constitutionnel était supposé entrer en vigueur le 1er novembre. Non pas premier novembre 2018, mais le premier novembre 2006, après demain aurait dû être l’entrée en vigueur du traité constitutionnel.

Nous sommes en crise après ce double « non » néerlandais et français. Je sais bien que mes amis, surtout premiers ministres néerlandais et français vous expliquent que ce n’est pas vrai, que l’Europe n’est pas en crise. Si moi j’étais Premier ministre néerlandais et si j’avais perdu un référendum, au lieu d’être un Premier ministre luxembourgeois à avoir gagné un référendum, je dirais bien sûr l’Europe n’est pas en crise, c’est une petite péripétie, ça arrive, un accident de parcours. Ce n’est pas vrai.

Nous sommes en crise, parce que nous n’arrivons plus à jeter de pont entre ces deux sensibilités qui existent dans nos opinions publiques, les 50% de citoyens qui veulent plus d’Europe et les 50% de citoyens qui nous expliquent que déjà aujourd’hui nous avons trop d’Europe. De là résulte une crise de confiance d’abord entre les gouvernements.

Je ne veux pas faire de reproches mal réfléchis à un certain nombre de mes collègues, mais il n’est tout de même pas acceptable que nous signions à 27 un traité, que 18 d’ici quelques semaines auront ratifié le traité, dont 2 par référendum, l’Espagne et le Luxembourg, et que les autres nous disent, nous on attend.

Il faudrait tout de même que nous nous rappelions le fait que nous sommes une communauté de droit et qu’une signature a une valeur. Si 27 gouvernements signent un texte, il faudrait, - en fait, c’est la règle en matière de droit international public -, qu’ils soumettent à la ratification les textes qu’ils ont signés. Voilà, nous on attend. Il est dangereux d’attendre. D’ailleurs nous devrons au cours des mois à venir écouter ceux qui ont dit non. Ceux qui ne se sont pas exprimés doivent savoir qu’ils ont moins d’influence que ceux qui ont dit oui ou ceux qui après leur non ont repris la réflexion sur la construction d’ensemble.

Il y a une crise de confiance entre les gouvernements que personne ne nie, puisque nous n’aimons pas en parler et puis il y a une crise de confiance, j’en faisais référence tout à l’heure entre les gouvernants et les gouvernés, puisque nous ne savons plus vers où les peuples veulent aller et les peuples ne savent plus vers où les gouvernants veulent aller.

Il y a à tout cela une explication. Nous avons toujours, sur les décennies écoulées, surtout les deux dernières, donné une mauvaise explication de l’Europe, parce que après nos réunions du Conseil des ministres ou après nos réunions du Conseil européen, nous retournons dans nos capitales pour expliquer à nos concitoyens que nous avons gagné et que les autres ont perdu. Ou, si nous n’avons pas obtenu raison, que les autres étaient insuffisamment intelligents pour comprendre ce que nous voulions exactement. D’où l’idée que l’Europe serait un grand match, une grande bataille des uns contre les autres. Or, l’Europe n’est pas le théâtre des affrontements entre les intérêts nationaux. L’Union européenne doit être le lieu de recherche de l’intérêt commun. Et l’intérêt commun européen est autre chose que l’addition des intérêts nationaux ou que le compromis entre les intérêts nationaux. Cette dimension particulière, cette spécificité de l’Europe gagnerait à être mieux expliquée à ceux qui nous observent de loin.

On a manqué de volonté d’explication, on manque aussi quelque fois de lucidité. Je suis là toujours dans l’autocritique. Je dis que nous manquons aussi de lucidité, lorsque nous pensons que l’Europe des résultats, à laquelle nous faisons allusion, trop souvent, bien qu’elle soit nécessaire, pourrait remplacer le traité constitutionnel. L’Europe des résultats bien sûr est nécessaire. Elle a toujours existé. Elle devra continuer à exister avec plus d’entrain, plus d’énergie, plus d’emphase, plus de résultats tangibles. Mais elle n’est pas suffisante. Elle ne saurait remplacer le traité. Cette Europe des résultats bien sûr fut un mécanisme utile à un certain moment de la conjoncture politique européenne pour nous sortir de la paralysie qui nous guettait. Un instrument pour sortir de la paralysie, mais pas une alternative pour remplacer l’autre instrument plus fondamental que constitue le traité constitutionnel auquel il faudra que nous retournions le plus rapidement possible.

Enfin je voudrais que, dans les débats qui vont s’installer, nous gardions le traité constitutionnel comme le traité de référence et que nous mesurions toutes nos actions et toutes nos initiatives par rapport au degré d’ambition qui fut celui du traité constitutionnel. Il aura été ratifié par 18 Etats membres sous peu et il doit être évident, puisque c’est de bon sens, que le niveau d’ambition d’un autre traité qui pourrait venir remplacer celui qui vient d’être refusé par deux souverains, ne va pas s’aligner sur la position de ceux qui ont dit non ou qui n’ont rien dit. Il est évident que les 18 pays qui ont ratifié, dont je rappelle deux par référendum, ont le devoir presque moral d’exiger que l’essentiel de la substance soit transféré du traité constitutionnel vers un autre grand traité que nous devons avoir.

Il faut bien sûr écouter ceux qui dans les pays qui ont dit non, se mettent à penser au lendemain. Je fais référence au discours de Nicolas Sarkozy qui au moins a le courage, pendant une campagne électorale en France, pendant lesquelles en général on ne parle pas de l’Europe, de parler de l’Europe. Après les élections aux Pays-Bas, il faudra que nous nous ressaisissions au niveau du Benelux pour redevenir cette force de proposition que les trois pays du Benelux étaient toujours au cours de l’histoire de la construction européenne, en espérant que le Benelux ne perdra par son nord en essayant de le faire, ce que nous réussirons sans doute.

Il n’est pas exact de dire qu’il serait suffisant de réarranger les mécanismes institutionnels de l’Union européenne. Je crois que le réarrangement institutionnel, rendu nécessaire par les vagues d’élargissement successives est nécessaire, mais c’est le minimum que nous devrons réaliser. Ce n’est pas une démarche qui serait suffisante pour faire en sorte que demain l’Europe se porte mieux.

J’ai dit qu’il faut sauver la substance du traité constitutionnel et qu’il faut sauver les grands équilibres que le traité constitutionnel après d’âpres négociations et discussions a mis en place. L’équilibre entre l’institutionnel, les politiques et les compétences dans les différentes politiques et les différentes institutions sont assortis. Parmi cet équilibre ainsi défini figurent des éléments auxquels on ne fait que très rarement référence ou trop rarement référence.

Pourquoi est-ce que nous abandonnerions au moment où ces principes très souvent sont remis en cause, parfois en Europe, ailleurs très souvent, pourquoi est-ce que nous renoncerions au début du 21e siècle à la Charte des droits fondamentaux ? Pourquoi est-ce que nous renoncerions à ce qui aurait pu devenir un acquis du traité constitutionnel en matière de politique extérieure et de sécurité commune et de politique de défense ? Pourquoi est-ce que nous abandonnerions l’idée de renoncer aux piliers qui aujourd’hui sont le propre de l’architecture européenne et qui bloquent à bien des égards les avancées dont nous aurons besoin ? Non, le débat n’est pas, comme on le présente souvent, entre la première, la deuxième et la troisième partie du traité constitutionnel, puisque les éléments que je viens de mentionner, à part la Charte, figurent au 3e chapitre. Le véritable débat doit porter sur les éléments centraux des trois parties du traité constitutionnel qui lui donnent en fait son équilibre et qui assurent l’équilibre à la construction d’ensemble. Construction d’ensemble qui rend nécessaire une réflexion d’ensemble, devant conduire à un nouveau grand traité, qui ne doit pas être moins ambitieux que celui qui vient d’être refusé par deux Etats membres.

Sur ce chemin vers ce grand traité, nous aurons à formuler une déclaration à l’occasion du 50e anniversaire du traité de Rome. Je crois que c’est une bonne chose que nous nous redisions l’amour que nous pouvons avoir les uns pour les autres, un renouvellement de bans comme dans les vieux couples qui au moment de leurs noces d’or reviennent aux origines, il est vrai dans un contexte quelque peu différent. Ce texte politique doit être court, peut être solennel, et il doit montrer le chemin que la présidence allemande pourra emprunter pour dégager les pistes vers ce traité que j’appellerai de mes vœux. Que la présidence allemande élimine toutes les mauvaises options qui peuvent être sur la table, et qu’elle se concentre sur quelques lignes fortes, sur quelques pistes qui doivent être des avenues qui nous conduirons vers ce traité, dont je rappelle qu’il doit être un grand traité.

Il serait souhaitable bien sûr d’avoir ce traité à notre disposition au plus tard en juin 2009, lorsque auront lieu les prochaines élections européennes. Mais je crois qu’il est plutôt improbable d’avoir un résultat satisfaisant, puisqu’on ne peut pas se déclarer d’accord avec n’importe quel traité avant 2009. Il sera carrément impossible de l’avoir, si nous continuons à lier, le traité constitutionnel ou le grand traité, la revue nécessaire des perspectives financières et l’ensemble des problèmes qui font le cortège de l’élargissement. Si nous essayons de tout faire et de tout faire en même temps, nous prenons le très grand risque de ne pas arriver à nous mettre d’accord, ne fusse que sur un des trois éléments que je viens de citer.

Avant que Monsieur le Gouverneur ne déclare ouverte l’année académique, je voudrais vous déclarer incertain l’avenir de l’Europe et je voudrais vous dire qu’il n’y a aucune raison néanmoins d’être découragé. Le moment est venu pour tous ceux qui y croient encore, -et ils sont nombreux-, de rassembler leurs forces pour convaincre ceux qui douteraient encore.

Je ne voudrais pas que nous revenions au constat de Blaise Pascal qui disait que le hasard est le maître du monde. Non, ce sont les projets, ce sont les visions, ce sont les décisions se fondant sur des projets et des visions qui doivent redevenir le maître du monde pour y arriver, pour faire en sorte que ce à quoi les pères fondateurs de l’Europe ont cru et ce à quoi je continuerai à toujours croire.

Il nous faudra beaucoup de patience et beaucoup de détermination. Il nous faudra cette patience et cette détermination dont ont besoin les longs trajets, les longues distances et les grandes ambitions.

Merci beaucoup